Cet article est une traduction de l’essai « First, catch your hare: on the biological explanations for differences in sex roles » publié par la féministe Marina Strinkovsky sur son blog Not A Zero Sum Game.
A travers ce texte, Marina entend répondre aux partisans de la psychologie évolutionniste, lesquels considèrent que des différences de comportement nettes existent, en moyenne, entre hommes et femmes, et que ces différences peuvent s’expliquer par la biologie et l’évolution. L’essai est fascinant car il montre que les choses ne sont pas si simples : souvent, les mythes et histoires qui dominent nos sociétés peuvent influencer notre perception de ces supposées « différences ». Pour résumer : nos biais sexistes nous inciteraient à coder un même rôle/comportement de façon différente selon qu’il est exercé par un homme ou une femme.
Marina Strinkovsky est une féministe israélo-britannique, autrice et conférencière, notamment active dans les mouvements pour les droits des réfugiés. Elle a écrit pour The News Statesman, Indy Voices et l’anthologie féministe The Lightbulb moment. Elle a également prononcé le discours inaugural pour la Journée internationale des droits des femmes à Swindon pendant trois années consécutives, et récemment donné une conférence sur les implications anti-féministes de la psychologie évolutionniste à Conway Hall à Londres. Elle ne possède pas de chat (« Dogs rule, cats drool! »)*.
D’abord, attrappe ton lièvre : à propos des explications biologiques sur les différences entre rôles sexuels
« Un couteau est une arme ou un outil selon qu’on l’utilise pour éviscérer son ennemi ou hacher du persil »
Elaine Morgan
Est-ce que des variations psychologiques innées (en moyenne) entre les sexes seraient incompatibles avec le féminisme radical ? S’il existait, à un certain degré, de telles variations, quelles seraient ses implications pour le féminisme radical et la critique du genre?
Lorsque j’ai été confrontée à cette question (ou quelque chose de similaire – j’ai demandé à celui qui l’avait posée de la reformuler) la semaine dernière, je l’ai esquivée de façon sans aucun doute frustrante pour répondre que non seulement il n’était pas possible d’y répondre en l’état des connaissances actuelles, mais qu’il s’agissait en plus d’une question mal posée – une question qui interroge des prémisses elles-mêmes fausses ou inconsistantes.
Il est important de comprendre quelle est la principale objection du féminisme radical au système actuel du genre. J’ai écrit à ce sujet ici, mais pour résumer : le problème moral et politique, pour les féministes radicales, réside non pas dans le fait que les hommes et les femmes aient des rôles différents ou exhibent différences tendances et comportements, mais dans la hiérarchie des valeurs que nous avons attaché à toutes différences perçues, avant de naturaliser lesdites différences (perçues) et transformer ces jugements de valeurs, de facto, en un système de classes.
J’insiste sur différences « perçues », parce que n’importe quelle conversation sur les tendances ou capacités moyennes des gens repose sur une observation de leur comportement. Et le problème principal, quand il s’agit de dire quoi que ce soit de définitif sur les différences genrées, est que nous n’avons aucune idée précise des comportements qui seraient spécifiques à un sexe ou un autre. Dans l’essai qui suit, je tâcherai de démontrer par l’exemple que notre jugement collectif est simplement trop peu fiable pour pouvoir identifier correctement des variations moyennes entre les sexes – donc ne parlons même pas d’en interroger les origines.
Considérez que quand les filles, dans l’enfance, jouent avec de petites figures antropomorphiques faites de bois, de plastique et de tissu, nous les appelons des poupées. Quand les garçons jouent avec des figures antropomorphiques conçues à partir des mêmes matériaux, nous les appelons des figures d’action (action figures). Quand les hommes utilisent des matériaux naturels comme le marbre ou le métal pour créer des objets de valeur esthétique, nous appelons cela de l’art. Quand les femmes utilisent des matériaux naturels comme la laine ou l’argile pour créer des objects de valeur esthétique, nous appelons cela de l’artisanat.
C’est vrai même quand les hommes et les femmes utilisent les mêmes matériaux pour créer le même genre d’objets : d’après les traditions marocaines, par exemple, tisser des tapis à la main est un travail de femme mais tisser des étoffes à la main est un travail d’homme. Le travail des hommes, parce qu’il était réalisé par des hommes, qui contrôlaient de toute manière la majeure partie des ressources économiques, était davantage valorisé et faisait l’objet de plus d’investissements, menant à une divergence dans la disponibilité des matériaux et outils complexes qui conduisit au développement de l’industrie du brocart. Les brocards ont pu alors être fabriqués avec de la soie et des fils d’or (parce que les hommes qui les fabriquaient avaient davantage de capital à investir), les rendant plus lucratifs et perpétuant cette divergence économique. Le résultat est que le tissage des tapis est considéré comme un métier artisanal domestique et rudimentaire, alors que le tissage des brocards est une industrie d’élite. Or les deux « rôles » consistent à aligner des fils et tirer d’autres fils au travers.
Nous ne sommes pas plus cohérents lorsque nous racontons des histoires expliquant pourquoi certaines tâches en apparence similaires sont associées aux hommes et apportent des avantages financiers significatifs, tandis que d’autres tâches sont associées aux femmes et n’apportent pas de gains financiers – impliquant, au contraire, du travail impayé.
Considérez le récit dominant à propos de nos ancêtres préhistoriques. Beaucoup de personnes ordinaires (et un nombre non négligeable d’experts) ont l’image mentale d’une savane marquée par une ségrégation rigide, où les hommes chassaient et les femmes cueillaient. Chasser était dangereux et prestigieux. Cueillir était facile, opportuniste, et tenu pour acquis. Ceci malgré le fait qu’autant de connaissances doivent êtres déployées pour distinguer entre mûr et non-mûr, plantes comestibles et venimeuses, ou pour savoir quel genre d’environnement les plantes préfèrent selon les saisons, que pour traquer un animal jusqu’à sa tanière. Ceci malgré le fait que chasser est une activité incertaine et qu’il est probable que la cueillette fournissait au groupe l’essentiel des calories vitales, empêchant la famine lorsque la chasse échouait. Ce sont finalement des critiques assez basiques. Voici deux paradoxes bien plus importants dans le récit standard de « l’homme chasseur ».
Lorsque nous pensons à la chasse préhistorique, nous pensons aux mammouths ou aux bisons – bref, le grand jeu. Mais la majeure partie de la chasse réalisée par les chasseurs-cueilleurs ne consistait pas à courir après les girafes ; il s’agissait de poser des pièges (lapins, singes, etc), de capturer des oiseaux au filet ou fouiller leurs nids pour trouver des œufs, et de pêcher du poisson. Ceci est vrai même des chasseurs modernes, qui le font par plaisir. Bien plus de gens pêchent ou chassent le lapin qu’ils ne partent en campagne après les grosses proies. Or ce genre de chasse ne requiert pas d’investissements conséquents, d’endurance ou de déplacements lointains. Le lapin moyen n’est certainement pas un repas plus exotique que la pomme moyenne.
Et devinez quoi, il s’avère que les femmes participaient beaucoup à ce type de chasse, ce qui n’a rien d’étonnant – et participaient même au type de chasse stéréotypée centrée sur les grosses proies. Il n’est pas compliqué de surveiller quelques pièges à homards avec un bébé sur le dos, ou autre obstacle dont on imagine qu’il empêchait les femmes de chasser (végétarisme évolutionniste, peut-être?). Eh bien, là encore, devinez quoi : lorsque des activités telles qu’attrapper des petits rongeurs étaient recensées parmi des groupes de chasseurs-cueilleurs, on appelait ça… de la cueillette. Parce que les femmes cueillent et les hommes chassent. Donc, si une femme le fait, c’est forcément de la cueillette. Je n’ai entendu personne appeler le fait de grimper aux cocotiers « chasser », mais on parie combien que quelqu’un, quelque part, a décrit cette activité comme plus complexe, plus intrépide, et généralement plus virile que le simple fait de collecter des patates?
[Deux exemples de cette pratique de classification peuvent être trouvés dans cette étude sur les Bakola de la région du Congo : alors que la cueillette est réservée principalement « aux femmes et aux enfants », « les outils importants utilisés régulièrement pour la cueillette incluent la machette, également utilisée comme arme pour tuer les animaux » – mais nul ne dit que ces animaux étaient « chassés » (un peu plus haut dans l’étude, l’auteur évoque la viande de reptile, jugée désirable mais surtout tuée par accident lors du débroussaillage, autre activité entreprise par les femmes « cueilleuses ».) La récolte du miel est classée dans la catégorie « cueillette » dans l’étude, mais lorsqu’il décrit le cueilleur de miel l’auteur utilise le pronom « il », sans expliquer quelles observations ont pu le conduire à cette opposition apparente avec d’autres activités liées à la cueillette. D’autres exemples abondent dans la littérature.]
Le second paradoxe est lié à l’agriculture. La vision standard du développement de l’agriculture est qu’il s’agissait d’une avance technologique menée par les hommes. Il est sûr qu’à la fin de la Révolution Agricole (si on admet qu’elle soit finie, ce qui n’est pas du tout certain), les hommes, dans la plupart des cultures connues, contrôlaient non seulement le surplus de la production agricole, mais le droit de s’arroger la « propriété » de la terre et des personnes travaillant la terre. Cela va même plus loin : à un certain point, avant ou durant ce processus, les hommes se sont arrogés le droit, non seulement de cultiver des légumes, mais de cultiver des personnes. En contrôlant et en échangeant le potentiel reproductif des femmes, les hommes garantissaient non seulement l’approvisionnement en nourriture, mais aussi l’approvisionnement en main-d’œuvre.
Voici une question que personne ne semble se poser : comment diable ont-ils bien pu y arriver ? Comment les hommes ont-ils bien pu passer de la chasse au bison au fait de savoir quelles herbes contenaient des noyaux et lesquelles n’étaient, eh bien, que de l’herbe ? Comment ont-ils su quelles baies ne les tueraient pas et où elles poussaient dans la forêt ? Comment ont-ils su à quoi ressemblait le sol poussant au-dessus d’un tubercule prometteur, et à quelle profondeur enfoncer leurs bâtons ? Les femmes ont-elles écrit une Encyclopédie Néolitique de la Cueillette avant de, je ne sais pas, l’offrir aux hommes ?
Le fait est que si nous acceptons le récit « l’homme chasse, la femme cueille », nous devons inévitablement accepter l’idée que les premières à cultiver des champs – même superficiellement, en commençant par écarter les mauvaises herbes sur un terrain prometteur – étaient des femmes. Que l’agriculture a été inventée par les femmes. L’agriculture est potentiellement la plus importante révolution humaine de tous les temps, une affaire bien plus conséquentes que l’écriture ou l’envoi sur la Lune de personnes sanglées dans des combinaisons stupides. L’agriculture a transformé le monde entier, réarrangé des espèces, changé, détruit ou créé des niches écologiques dans leur intégralité. Et si nous croyons que les femmes s’occupaient de l’activité la moins prestigieuse du Paléolithique, alors nous avons de sacrées lacunes à combler pour expliquer pourquoi elles ont soudainement perdu tout intérêt envers les plantes pendant le Néolitique. C’est la dichotomie des tapis/brocards de nouveau à l’œuvre : l’activité la plus lucrative et la plus valorisée est instinctivement associée aux hommes.
Ces deux paradoxes sont au centre d’un complexe étendu d’histoires que nous nous racontons sur le passé (d’autres sont connectées à des choses comme la poterie : si les femmes se chargeaient de la cuisine, ce sont sans doute elles qui ont inventé la poterie, et ont donc été les premières à utiliser des fours. Alors pourquoi pensons-nous que les avancées technologiques des fours, qui ont plus tard permis la fusion des métaux, sont le fait des hommes ?) La dualité poupée/figurine d’action reflète un problème avec les histoires que nous racontons sur le présent. Mais nos incohérences lorsque nous observons la nature n’affectent pas seulement notre façon de voir les comportements humains. Nous genrons même des processus basiques inanimés.
Tout le monde sait que le sperme est mobile est que les ovules sont immobiles, et que les spermatozoïdes font la course à l’ovule et se battent pour le fertiliser, n’est-ce pas ? Ma foi. Et si je vous disais que l’ovule, créature sensible qu’elle est, reste en réalité sereinement assise et utilise un mécanisme biochimique complexe pour d’abord attirer puis identifier le spermatozoïde le plus viable, et une fois qu’il est identifié, le capturer activement avant de l’envelopper ? L’hypothèse de « l’ovule difficile » est en train de gagner lentement du terrain parmi les experts ; et le fait que cela se produise lentement, que personne n’ait jamais pensé à vérifier ce que l’ovule faisait dans son coin, du début de la science embryonnaire jusqu’à aujourd’hui, peint un tableau consternant non seulement sur notre capacité à interpréter ce que nous voyons, mais sur notre volonté même de regarder.
Je suis rationaliste et matérialiste : je crois en l’évolution, en la biologie, en l’archéologie systématique et en la collecte prudente de preuves comme moyen de parvenir, sinon à la Vérité, du moins à une approximation suffisamment juste d’une interprétation correcte de la réalité pour nous permettre de nous mouvoir dans le monde avec succès et continuer à améliorer les conditions matérielles des gens. Par conséquent, les récits plus haut ne sont pas un rejet de l’archéologie, de la biologie, ou même de l’industrie du jouet (même si la dernière serait bien avisée d’aller dans sa chambre et réfléchir sur ce qu’elle a fait concernant l’Appartheid Rose des filles.) Mais quand les gens me mettent au défi de dire de façon définitive quelles parts de nos comportements sont naturels et lesquels sont culturels, à quel point les différences comportementales sexuelles sont le résultat de l’Evolution avec un grand E ou de la Socialisation avec un grand S, je souhaite toujours les ramener au début et leur demander : définissez « comportement ».
C’est seulement une fois que nous aurons compris que nous interprétons les données à travers des histoires, et que ces histoires peuvent être déformantes, contradictoires, voire même absurdes, que nous pourrons vraiment commencer à analyser les preuves pour décider s’il existe véritablement des différences de comportement significatives entres les sexes. Et c’est seulement quand ces différences de comportement significatives auront été isolées et définies que nous pourrons commencer à nous demander – et développer des méthodologies complexes pour répondre – « à quel point ces différences sexuelles sont-elles génétiques ? ». En attendant, nous sommes confrontés à de la mythologie, pas des faits. Soyons clairs, la mythologie est bien plus puissante que les faits. C’est pour cela que mes efforts personnels se focalisent sur l’éclatement des mythes plutôt qu’à prouver de nouveaux faits sur les cerveaux des femmes, ou leurs talents en mathématiques. Et c’est pour cela que je donne aux gens des réponses frustrantes et en apparence évasives à leurs défis ostensiblement raisonnables sur les différences sexuelles.
* Je tiens à préciser que ce n’est pas parce que j’ai traduit ce texte très intéressant que je soutiens toutes les opinions de son autrice. Parce qu’en vrai, j’aime beaucoup les chats. Really.